Nous publions aujourd’hui un nouveau document de valeur conservé au Centre d’études phénoménologiques : la version originale inédite de la lettre-préface d’Emmanuel Levinas à la traduction italienne par le Professeur Fabio Ciaramelli de quatre textes : 1. « La philosophie et l’idée d’infini », Revue de Métaphysique et de Morale, 1957, pp. 241-253 ; 2. « La trace de l’autre », Tijdschrift voor Filosofie, 1963, pp. 605-623 ; 3. « Énigme et phénomène », Esprit, 1965, pp. 1128-1142 ; 4. « Langage et proximité », chapitre d’En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Ces textes ont été réunis dans un volume paru en 1979 et intitulé La Traccia dell’Altro, Naples, Tullio, Pironti. Nous remercions Fabio Ciaramelli de nous avoir autorisé à publier ce document.
Préface à l’édition italienne
Les textes traduits dans ce recueil représentent les divers points d’une recherche qui pressent les modalités originelles du sensé, non pas dans le savoir où l’être est donné et saisi, mais dans la relation-de-moi-à-autrui. La signification du sens, le pour-l’autre par lequel le donné sensé déborde les limites de sa propre définition, ne se réduit pas à la visée du signe en lui vivant, qui vaut moins que la présence du signifié « en personne », ni à la finalité, moins riche que le contentement de la fin obtenue ou réalisée. Le pour-l’autre tiendrait à la mise en cause de moi par autrui – à la vérité « qui accuse – veritas redarguens » de Saint-Augustin – à ma responsabilité pour l’autre homme qui se dit silencieusement dans son visage : le sens tiendrait à la fraternité humaine. L’éthique qui tend ainsi à s’affirmer comme philosophie première, est donc privilégiée ici nullement à cause d’un quelconque souci d’édification ou de valeurs (qu’il ne s’agit d’ailleurs pas de dénigrer), mais à cause du sens que recherche la philosophie.
Le secret d’autrui : l’impossibilité pour moi d’accéder à sa vie intérieure directement comme il y accède lui-même ; le refus de cette vie à sa présence pour moi en original, semblable à la présence d’une couleur ou d’une odeur perçue ; la nécessité où je me trouve, pour connaître l’intimité de l’autre homme de passer par son expression : jeux de physionomie, gestes, langage, œuvres ; bref, le fait que de la conscience étrangère, aucune représentation n’est possible sans l’apprésentation husserlienne – tout cela signifie-t-il seulement une imperfection de la connaissance du prochain ? Le secret d’autrui, ne décrit-il pas précisément le mode d’être d’autrui comme pure altérité qu’une quelconque ouverture au connaître trahirait ? Cette connaissance, prétendument imparfaite d’autrui, n’est-elle pas, plutôt, l’envers d’une autre relation, plus ambitieuse que la connaissance et se dessinant autrement qu’elle ? Mais il faudrait, il est vrai, aussitôt se demander si l’altérité d’autrui entre dans une relation quelconque. N’est-elle pas l’absoluité même ? N’exigerait-elle pas, en tant qu’altérité, que toute relation à elle, se défasse dans sa référence même et que, de moi à l’autre, elle reste sans cesse en retard ? (Relation qui serait, peut-être, la temporalité du temps, dans sa diachronie). Retard qui ne serait pas un défaut de précision, mais un au-delà de la mesure ; soit le « mesurer » même de la démesure de l’altérité, réfractaire à l’adéquation de la vérité et, dès lors, l’au-delà de toute satisfaction de besoin que la vérité dans son « Erfüllung » annonce, préfigure et prépare. Mais retard qui aussi irait plus haut que la visée de la connaissance égalant l’être, se référant à lui ; mouvement par delà toute égalité ou conscience de soi, – dépassement de soi.
Cette référence du moi à l’altérité, à jamais secrète d’autrui – ou cette façon de « mesurer la démesure » par les retards non-rattrapables, du moi sur l’autre homme – ne signifie ni une détermination simplement négative de la non-connaissance, ni le retour, sous un autre nom, de la connaissance dans la non-connaissance. Il s’agit de tout autre chose. Elle trouve son hypotypose dans l’ordre éthique où s’ouvrent aussi et de nouveaux modèles pour penser, à partir de la justice, la ressemblance et l’égalité des hommes, et pour entendre la transcendance dans les modulations de l’altérité humaine.
Emmanuel Levinas
Paris le 7 juillet 1979