Merleau-Ponty à De Waelhens (17 septembre 1949)

Dans cette lettre classée E26, Merleau-Ponty évoque notamment sa participation au Congrès Umanismo et Scienza Politica qui s’est tenu en Italie en 1949, et où il a prononcé une communication intitulée « Machiavelisme et Humanisme », reprise sous le titre « Notes sur Machiavel » dans Les Temps modernes (5, 1948) et plus tard dans Eloge de la philosophie et autres essais (Paris, Gallimard, 1960). Pour une contextualisation de cette communication, on se reportera à E. de Saint-Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être : Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951 (Paris, Vrin, 2004), pp. 44-46. Il y est aussi question, semble-t-il, de la recension dans Les Temps modernes (11, 1949, pp. 470-471) de l’ouvrage d’un certain Bernard Delfgaaw, rédigé en néerlandais, Wat is existentialisme? (Amsterdam, 1948), où De Waelhens semble réitérer ses critiques à l’endroit de Sartre, formulées une première fois dans son texte de 1946 « L’existentialisme de Sartre est-il un humanisme ? » (Revue philosophique de Louvain, 44). Il est à noter que De Waelhens avait rédigé une première petite note sur cet ouvrage dans la Revue philosophique de Louvain (12/46, 1948, p. 505). 


20 rue Jacob VIe

Samedi 17 septembre 1949

Cher ami,

Voici la dernière épreuve de votre texte. Voulez-vous bien être assez bon pour la revoir, – et pour la renvoyer directement à l’éditeur (108 Boulevard Saint-Germain, VIe) ? Je vais très probablement aller pour huit jours en Italie, à l’occasion du Congrès Umanismo et scienza politica, qui a lieu fin septembre à Rome et à Florence, et l’éditeur est pressé d’avoir le bon à tirer.

Je suis absolument confus de n’avoir pas encore envoyé au Père Van Breda les pages qu’il m’a demandées fin juillet. J’avais quitté Paris quand elles sont arrivées rue Jacob, et mon courrier ne m’a pas suivi tout entier. Voulez-vous lui dire que je suis en train de les faire et vais les renvoyer ces jours-ci.

Puis-je vous demander un service ? Acceptez-vous d’écrire (p. XI), au lieu de « fait manquer l’être dans le monde », compromet l’être le monde, et au lieu de : « le même appauvrissement ou, si l’on veut, la même insuffisance », le même affaiblissement ? Pardon de vous ennuyer. Vous pensez certainement comme moi qu’il faut éviter tout ce qui pourrait apparaître comme une critique hostile, quand il s’agit de Sartre. Quand vous aimez bien, et qu’il s’agit d’une pensée aussi peu fermée que la sienne.

Il me semble qu’on ne s’est pas vu depuis longtemps. Préméditez-vous une visite à Paris ? J’ai dû, pour ma part, renoncer au voyage en Hollande, qui aurait eu lieu juste au moment où je vais avoir à <mot illisible> une candidature <mot illisible>. Ce n’est pas sans un bien grand regret que je remets à une autre occasion ce voyage toujours projeté et jamais réalisé.

Au revoir cher ami, j’espère vous dire à bientôt. Et, en vous priant de transmettre à Madame De Waelhens mes respectueux hommages, je vous envoie mes amitiés bien vives.

Maurice Merleau-Ponty


Merleau-Ponty à De Waelhens (11 & 12 novembre 1948)

Dans ces lettres de Novembre 1948 classées E25 et E25 (bis), Merleau-Ponty discute des débuts de la collection « Bibliothèque de Philosophie » chez Gallimard (qui devait au départ s’intituler « Philosophies »), fondée par Jean-Paul Sartre et par lui-même. La traduction par Ricoeur du premier tome des Idées directrices de Husserl sera bien le premier volume publié, mais la traduction française (par G. Granel) de la Crise ne viendra que bien plus tard (en 1976). Elle sera précédée de la traduction française (par E. Burckhardt et J. Kuntz) de La structure de l’organisme de Kurt Goldstein (1951) et par la traduction française du Kantbuch (1953) par De Waelhens et Biemel. Ces derniers accèderont à la requête de Merleau-Ponty et rédigeront une introduction magistrale qui passe aujourd’hui encore pour l’un des commentaires les plus clairs et les plus pénétrants du texte concerné. 


11 novembre 1948

20 rue Jacob VIe

Cher ami,

Juste un mot, en hâte, pour vous remercier de votre lettre, de tout ce qu’elle a d’aimable, et aussi du souci que vous prenez très gentiment de la collection « Philosophies… ». Oui, ce que vous dites est exact , il ne faut pas que l’éditeur soit tout de suite rebuté par un ouvrage de vente trop lente. Aussi pensons-nous qu’il ne faut pas commencer le Kantbuch. Nous commencerions par Ideen I (de Ricoeur), nous aimerions publier aussitôt après la Krisis, der Aufbau des Organismus, et, comme quatrième ou cinquième volume le Kantbuch. Je crois que les trois premiers ouvrages rassureraient Gallimard. Même ainsi, il faut dès maintenant mettre à l’étude la publication du Kantbuch. Si donc vous pouviez redemander à Nauwelaerts votre liberté, voudriez-vous, je vous prie, me communiquer votre version du Kantbuch ? Vous me disiez en même temps que les droits de traduction ont été donnés à Nauwelaerts par l’éditeur allemand.

Quant à votre propres initiales sur La Structure du Comportement, si je vous les ai demandées, c’est que je les trouve aussi bonnes, fortes et justes que possible ; croyez-le bien, je vous en prie. Je suis bien heureux que vous me les envoyiez — vous me faites plaisir, et vous me rendez un bien grand service : je ne puis pas sans outrecuidance marquer moi-même le lien de ce premier livre avec le second, comme les différences avec Sartre. Je vous dis donc merci de tout coeur. Pouvez-vous, je vous prie, m’en adresser un double ? La réimpression du livre est décidée depuis longtemps, et l’éditeur n’attend que mes corrections pour le faire. J’irai le voir aussitôt que j’aurai votre lettre.

Encore merci pour tant de choses. Je viens d’écrire au P. Van Breda, et (conditionnellement) à Ricoeur, au sujet de la traduction de la Krisis.

Je vous prie de présentent mes respectueux hommages à Madame de Waelhens et d’accepter l’expression de toute ma vive amitié.

Maurice Merleau-Ponty


12 novembre 1948

Cher ami,

Votre lettre me parvient au moment où j’allais mettre à la poste une réponse à votre précédente. J’y ajoute donc ce double post-scriptum.

  1. En ce qui concerne l’article, je comprends vos raisons et que je m’y rends. Il faut que le texte paraisse d’un seul tenant. Sartre consulté, voici donc la solution que je vous propose. Nous publions l’ensemble d’un seul coup, tel que vous me l’avez donné. Et, pour décharger la première partie de la revue (trop souvent macrocéphale) nous plaçons votre texte comme « témoignage » aussi tôt après les articles de tête. (Ceci aurait d’ailleurs l’avantage de présenter avec un indice de subjectivité votre critique du caractère belge. Nous éviterions peut-être quelques désabonnements et vous quelques rancunes. Or il ne faut craindre ni les désabonnements ni les rancunes, mais il ne faut pas les chercher).
  2. Je pense encore à ce que vous me dites du Kantbuch. Et lisant ce même la préface parfaite, – profonde, vigoureuse, sobre, – que vous avez écrite pour Wesen der Wahrheit, je me dis que la solution serait là : que vous vouliez bien faire une préface (non kantienne, mais heideggerienne, un commentaire interne) pour le Kantbuch, sans vous astreindre, naturellement, à être aussi précis et complet que dans le commentaire de W. der W. – Si vous consentiez à faire ce nouveau travail, il n’y aurait plus de problème.

Je me hâte de mettre ceci à la poste et vous serre bien amicalement la main.

Maurice Merleau-Ponty


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Merleau-Ponty à De Waelhens (11 juin 1948)

Cette lettre classée E24(3) clôt les échanges relatifs à la polémique avec Löwith dans Les Temps modernes au sujet de l’engagement politique de Heidegger qui a donc connu un écho bien plus important en France qu’en Belgique. Ces échanges montrent que De Waelhens a joué un rôle important dans ce qui apparaît rétrospectivement comme un effort de dissocier la philosophie existentielle, dont se revendiquent Sartre et Merleau-Ponty, du nazisme. Car, à côté de la dimension historique, tel était bien l’enjeu du « dossier » constitué deux ans durant (1946-1948) par Les Temps modernes. On peut bien sûr penser que De Waelhens était lui-même sensible à la « cause » de l’existentialisme, et que c’est de son plein gré qu’il prête main forte à Merleau-Ponty et Sartre. Mais on peut toutefois conjecturer qu’il n’était peut-être pas conscient de tous les tenants et aboutissants du rôle qui fut le sien dans un débat très français et même très parisien qui, non sans stratégie, laissait la parole à des allemands (Löwith, Weil) et des belges (De Waelhens) pour décider du sort d’un mouvement philosophique qui n’était alors nulle part plus en vogue et plus en position de dominer les débats que dans l’Hexagone.  

Cela étant dit, nous reprendrons en fin de compte l’analyse de Janicaud dans Heidegger en France (t. 1, p. 127), qui est encore plus pertinente en 2016 qu’en 2001: « En fait, si le débat sur l’engagement politique de Heidegger doit s’envenimer encore bien plus par la suite, il n’est pas sûr qu’il aille plus et se porte plus à l’essentiel que ne l’ont fait Weil, De Waelhens et Löwith dès 1946-1948. On aurait eu intérêt à reprendre la discussion au point où ils l’avaient élevée plutôt que de croire que la découverte de faits isolés suffisait à faire avancer véritablement l’intelligence philosophique de l’imbroglio heideggérien ». Aujourd’hui la question se pose de savoir si les Cahiers noirs peuvent ou non être rangés parmi ces « faits isolés » ? Changent-ils ou non la donne ? C’est ce que leur réception, si on lui laisse une chance d’exister, contribuera peut-être à montrer. 


20 rue Jacob

Vendredi 11 Juin

       Cher ami,

Pardon de vous avoir laissé sans réponse et sans nouvelles depuis Mardi. J’ai passé tout mon temps à Lyon, pendant que votre lettre m’attendait ici. Et, depuis mon retour, je suis englouti  sous un flot de copies à corriger d’urgence pour les examens de Licence et pour le jury de l’Ecole normale où je suis cette année, ainsi que par les travaux ordinaires d’une revue qui cherche à rattraper son retard. Enfin ne m’en veuillez pas, ce n’est vraiment pas de ma faute. Oui, j’ai reçu votre réponse à Löwith, elle sera publiée (avec son texte) dans le numéro de Juillet ou dans celui d’Août.

Si vous avez un moment à partir de 5 heures, voulez-vous venir au cocktail Gallimard qui a lieu chaque vendredi 17 rue de l’Université. On vous demandera une carte à l’entrée, mais veuillez dire que vous venez de ma part et au besoin faites moi demander par la jeune fille qui contrôle les entrées. Je préviendrai de votre venue.

Si vous êtes pris cet après-midi, voulez-vous que nous déjeunions ensemble dimanche  ? C’est le seul repas que je voie qui soit commode et pas trop hâtif. S’il ne vous convient pas nous pourrions nous voir dans la journée de demain (pour l’après-midi veuillez me fixer une heure à partir de 15 heures).

L’adresse que je vous donne (20 rue Jacob) est celle d’un petit appartement meublé où nous venons d’entrer. Vous pouvez toujours m’y joindre.

Encore pardon ; veuillez, je vous prie, transmettre à Madame de Waelhens mes respectueux hommages, et acceptez mes bien sincères amitiés.

Maurice Merleau-Ponty


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Merleau-Ponty à De Waelhens (11 mars 1948)

Dans cette lettre classée E24(2), Merleau-Ponty remercie De Waelhens pour l’envoi de deux ouvrages : sa traduction, avec W. Biemel, de Vom Wesen der Wahrheit de Heidegger : De l’essence de la vérité, parue à Louvain chez Nauwelaerts en 1948 (108 p.) mais achevée dès décembre 1947 comme en témoigne la courte préface des traducteurs, et le livre d’Albert Michotte, professeur de psychologie expérimentale à Louvain et de renommée mondiale, intitulé La perception de la causalité (Editions de l’Institut supérieur de philosophie de Louvain, Louvain, 1948, « Etudes de psychologie », vol. VIII, 296 p.). Merleau-Ponty decouvre Michotte assez tard et s’attardera par la suite longuement sur son oeuvre dans ses cours à la Sorbonne puis au Collège de France (voir notamment L. Embree, « The Impression of Causality: Merleau-Ponty on Michotte », Chiasmi, 11, 2009, p. 311-319).

Cette lettre revient aussi sur le débat avec Löwith entamé dans les Temps Modernes récemment : le philosophe allemand n’a pas apprécié  que De Waelhens s’oppose frontalement à son étude et tienne à dissocier la pensée de Heidegger de son engagement politique. Impossible, insiste Löwith dans la réponse évoquée par cette lettre, qui paraîtra en août 1948, dans le n°35 des Temps Modernes, sous le titre « Réponse à M. De Waelhens » (p. 370-373). De Waelhens saisira l’occasion que lui offre ici Merleau-Ponty de répondre à cette réponse dans le même numéro, dans un texte intitulé « Heidegger et le nazisme. Réponse à une réponse » (p. 374-377) — et enfoncera le clou : « on ne peut déduire une politique déterminée d’une philosophie, bien que certaines politiques, en raison de la nature des rapports interhumains qu’elles mettent en œuvre, doivent être absolument condamnées au nom de certaines philosophies ».


Jeudi 11 <mars 1948>

Cher ami,

Comment vous remercier et du petit livre traduit de Heidegger, et du beau volume de Michotte (je suis en train de le lire) que vous avez bien voulu me faire adresser ? Je suis absolument confus et une fois de plus vous remercie de tout coeur.

Je vous transmets une réponse de Loewith à votre article sur lui. Elle me semblait conduire à une discussion heideggérienne un peu trop technique pour les Temps Modernes. Mais E. Weil, qui me l’a transmise, me fait observer que Loewith a une sorte de droit de réponse. Je vous envoie donc cette réponse en vous priant, si vous souhaitez y répondre à votre tour, de bien vouloir le faire assez tôt pour que les deux textes puissent paraître avant les vacances (…) La revue ne pourra leur donner qu’une petite place (…) Mais il y a quelque chose à dire à Loewith et, si vous voulez le dire, nous en serions enchantés.

Puis-je même vous proposer, si vous voyez quelqu’un autour de vous qui accepte de le faire, de faire mettre en français ces quelques pages de Loewith ? Vous savez qu’il n’est pas content de la traduction que nous avons faite de son texte, et je ne vois personne ici, pour le moment, qui puisse s’en charger. La rétribution serait celle d’une page originale.

J’espère vous revoir bientôt, je vous redis le souvenir que nous avons gardé de votre passage, et, en vous chargeant de présenter mes respectueux hommages à Madame de Waelhens, je vous prie de croire à ma très vive amitié.

Maurice Merleau-Ponty


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Albert Michotte

Merleau-Ponty à De Waelhens (27 février 1947)

Dans cette lettre de novembre 1947 (re)classée E24, Merleau-Ponty invite De Waelhens à publier ses recherches sur le rapport de Heidegger à la politique en général et au nazisme en particulier, alors que l' »affaire Heidegger » prend de plus en plus d’ampleur en France. Il s’agit notamment de donner la réplique à Karl Löwith, ancien disciple de Heidegger, qui a publié dans Les Temps Modernes (2/1946, pp. 343-360) son fameux texte : « Les implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger ». Mais aussi d’aller plus loin qu’Eric Weil, dans sa propre réponse à Löwith (« Le cas Heidegger », Les Temps Modernes, juillet 1947, pp. 128-138), semble-t-il jugée assez faible par Merleau-Ponty (alors que quelqu’un comme Dominique Janicaud soulignera au contraire sa « densité » et son « originalité », dans le premier volume de Heidegger en France, Paris, Albin Michel, p. 122 sqq.).


59 rue des Saints Pères

Paris VIe

Vendredi 27 février <1947>

Cher Monsieur et ami,

J’ai l’autre jour causé longuement avec Jacques Gérard et nous en sommes venus à parler de l’affaire Heidegger. J’ai alors dit à Gérard comme je regrettais que vous n’acceptiez pas de publier votre chapitre sur la politique de Heidegger, ou tout autre texte plus récent sur le même sujet, si vous le préférez. Gérard m’a répondu qu’il ne vous croyait pas, jusqu’ici, absolument opposé à une telle publication. Je me permets donc de revenir sur cette question et de vous demander plus clairement peut-être que je ne l’avais fait à votre passage, si vous accepteriez de donner aux Temps Modernes tout ou partie du chapitre que vous avez écrit, – ou, plus généralement, si vous ne voudriez pas répondre à l’article de K. Loewith publié par la revue il y a quelques mois. Je crois vous avoir dit qu’aucun de nous n’est d’accord avec Loewith.

Nous avons publié son article d’abord parce qu’il y a des extraits intéressants, ensuite parce que Loewith l’aurait passé ailleurs s’il n’avait pas été pris par nous, enfin parce qu’il pose la question d’une manière si naïve qu’il peut être l’occasion d’une bonne réponse. Cette réponse, j’avais d’abord pensé la faire. Réflexion faite, j’aimerais mieux que la cause philosophique de Heidegger apparaisse comme celle de beaucoup de Philosophes, et non pas seulement comme celle de notre petit groupe de Paris. C’est pourquoi je vous ai encouragé à publier votre chapitre, et, comme vous ne paraissiez pas décidé à le faire, j’ai demandé à E. Weil, un allemand hégélien, d’écrire quelque chose en réponse à Loewith. Mais son orientation est très différente de la vôtre, il ne connaît pas et n’estime pas Heidegger comme vous le faites, et il va de soi que son article n’épuisera pas la question. Je veux donc vous prier très instamment de reconsidérer la question et de me dire ce que finalement vous en pensez.

Nous avons été extrêmement heureux de vous revoir, Madame de Waehlens et vous et nous espérons que les Entretiens préparés par Gérard nous donneront l’occasion d’une nouvelle rencontre en Belgique. Au revoir, cher Monsieur ; veuillez, je vous prie, présenter mes respectueux hommages à Madame de Waehlens et accepter vous-même l’expression de mon entière sympathie.

Maurice Merleau-Ponty

Merleau-Ponty à De Waelhens (26 mai 1946)

Le 26 mai 1946, soit environ deux mois après leur rencontre à Louvain, Merleau-Ponty écrit à De Waelhens en réponse à un message de ce dernier. Cette lettre, classée E 21, est parmi les plus longues de la collection. Merleau-Ponty s’y exprime très librement et évoque différents sujets d’actualité philosophique.

C’est le cas de son compte rendu (Les Temps Modernes, 7, 1946, p. 1311-1319) d’une conférence prononcée par son collègue et ami Jean Hyppolite le 16 février 1946 à l’Institut d’études germaniques : « L’existentialisme chez Hegel ». Notre hypothèse est que la conclusion de ce texte est la partie qui a retenu l’attention et trouvé l’assentiment de De Waelhens. Merleau-Ponty y écrit : « ce qui manque dans Heidegger (…) c’est l’affirmation de l’individu : il ne parle pas de cette lutte des consciences et de cette opposition des libertés sans lesquelles la coexistence tombe à l’anonymat et à la banalité quotidienne (…) Je vis donc, non pour mourir, mais à jamais, et de la même façon, non pour moi seul, mais avec les autres » (p. 1318-1319).

Merleau-Ponty mentionne aussi le poète et critique belge René Micha (1913-1992), dont le nom reviendra plus tard dans la correspondance, à travers lequel il a pris connaissance d’un article composé par De Waelhens, « Phénoménologie du corps », en sa première version publiée dans La revue nouvelle (1946, 3, p. 351-360), où le penseur louvaniste dit une première fois toute son estime pour La structure du comportement et la Phénoménologie de la perception publiés par ce « jeune philosophe encore inconnu il y a peu ». L’on apprend également que De Waelhens travaille déjà à la monographie qu’il publiera en 1951 à Louvain : Une philosophie de l’ambiguïté. L’existentialisme de Merleau-Ponty, dont une première version servira de préface à la seconde édition de La structure du comportement (1949). 

Merleau-Ponty marque également son accord avec l’analyse de l’opuscule fameux de Sartre que De Waelhens a développée dans une étude critique parue quelques semaines auparavant dans la Revue philosophique de Louvain (44, 2, 1946, p. 291-300)  : « L’existentialisme de M. Sartre est-il un humanisme ? », texte qui se referme sur ces mots sans concession : « En résumé, et à parler franc, L’existentialisme est un humanisme est un livre qui n’apprendra rien à ceux qui connaissent la philosophie de M. Sartre et qui risque de donner à ceux qui désirent s’en instruire une impression de faiblesse et d’incohérence qui ne correspond aucunement, nous tenons à l’affirmer, au niveau de L’être et le néant. Le présent ouvrage apparaîtra un jour comme un malheureux accident dans la carrière de son auteur ».  

Est enfin évoquée une controverse avec Pierre Naville (1903-1993) qui précède celle qui entraînera en 1952 la brouille avec Sartre. Naville a publié dans la Revue internationale (mars & mai 1946) un texte, ou plutôt un pamphlet, intitulé « Marx ou Husserl ? ». Campé dans une posture du gardien du temple, il y attaque durement les phénoménologues liés au marxisme ou intéressés par lui : Sartre, Tran Duc Thao, mais aussi Merleau-Ponty. Il cite notamment cette réflexion de Merleau-Ponty dans « Pour la vérité » (Les Temps Modernes, janvier 1946) : « Le prolétariat comme classe est trop affaibli pour demeurer à présent un facteur autonome de l’histoire. Nous ne pouvons plus avoir une politique marxiste prolétarienne à la manière classique, parce qu’elle ne mord plus sur les faits ». Et Naville commente :  » (…) si la classe prolétarienne ne peut plus être un facteur autonome de l’histoire (expression qui d’ailleurs, prise à la lettre, n’appartient pas à la politique marxiste), les idéologies conservent leur autonomie. La conclusion de tout ceci n’est donc que la résurrection d’une variété de pensée petite-bourgeoise ». Ainsi qu’il l’écrit à De Waelhens, Merleau-Ponty répondra indirectement dans les numéros suivants de la même revue (juin-juillet 1946). 


Paris, Dimanche 26 mai <1946>

 

Cher Monsieur,

Je suis content que vous approuviez les indications que j’avais données dans mon compte rendu d’Hyppolite sur l’orientation des analyses existentielles. Et je vous remercie bien vivement de ce que vous me dites d’aimable à ce sujet. Vous savez, je ne suis guère ténébreux d’une manière générale. Il arrive seulement quand je travaille sur des matériaux (tels que: documents scientifiques ou textes d’auteurs) que j’hésite à prendre envers eux toute liberté et qu’au lieu d’écrire sans m’y reporter, je me laisse engluer par eux. Autant il m’est aisé, je crois, d’être suffisamment clair quand je n’ai devant moi qu’une feuille blanche et pas de notes, autant je m’embrouille dès que je veux utiliser et mettre en ordre des notes déjà prises. Votre conseil est bon. Je crois que désormais je ne citerai que de mémoire (quitte à vérifier ensuite). On veut faire du solide et l’on ne fait que moins ferme et moins intéressant. Je me suis souvent demandé en lisant votre livre sur Heidegger comment vous aviez pu garder votre parfaite lucidité au milieu  des textes innombrables que vous aviez rassemblés.

René Micha, à son passage à Paris, m’a communiqué de votre part l’excellent article où vous voulez bien parler de mon travail. Je vous remercie d’abord de ces pages si pénétrantes, et aussi d’avoir pensé à me les faire parvenir. Bien entendu, je serai très heureux de lire l’étude que vous me faites la faveur de préparer aussitôt que vous l’aurez achevée. Je vous suis très reconnaissant de tout ce que vous faites pour joindre vos méditations personnelles à mes essais.

Entièrement d’accord avec vous sur L’existentialisme est-il un humanisme ? J’ai dit mon sentiment à Sartre qui, jusqu’ici, se refuse à désavouer cet écrit (désaveu moral, bien entendu). Mais je pense que ses idées mûrissent. Il disait l’autre jour, avant de partir pour la Suisse, qu’il commençait à voir poindre une philosophie de l’histoire. Il vient d’être assez malade (mais non gravement, les oreillons) pendant plusieurs semaines.

Décidément non, je ne répondrai pas à Naville. J’ai préféré faire une petit article sur « Marxisme et philosophie », de caractère positif, et y rattacher quelques critiques générales du scientisme pseudo-marxiste qui est à mon avis quelque chose d’écoeurant. Au surplus, l’occasion de cet article est que la Revue internationale, qui a quelques fois prêté des collaborateurs (D<avid> Rousset par exemple), attendait que nous lui rendions la politesse.

Je vais voir après-demain le secrétariat de la Revue au sujet de votre abonnement — (j’ai été quelques temps à Lyon et n’ai pu encore m’en occuper) — quant aux premiers numéros, je crois malheureusement qu’ils sont pour de bon épuisés. Nous n’avions au début aucune allocation de papier et il y avait autour de la revue une certaine curiosité qui a vite rendu les premiers numéros introuvables.

Au revoir, cher Monsieur, je vous redis le souvenir charmé que nous avons gardé de notre passage chez vous, je vous prie de présenter mes hommages à Madame de Waelhens et je vous adresse mes pensées très amicales.

Maurice Merleau-Ponty


tempsmodernes

Merleau-Ponty à De Waelhens (25 mars 1946)

Comme annoncé précédemment, nous commençons avec ce post la publication d’une sélection de lettres adressées par Merleau-Ponty à Alphonse de Waelhens.

Selon le récit du R. P. Van Breda (« Maurice Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à Louvain », Revue de métaphysique et de morale, LXVII, 1962, p. 410-430), c’est en mars 1939 que Merleau-Ponty se rend pour la première fois à Louvain pour consulter les inédits de Husserl. Il y fait notamment la connaissance d’Eugen Fink. La guerre l’empêche d’y revenir jusqu’en 1946, qui est précisément l’année au cours de laquelle il rencontre Alphonse de Waelhens, alors tout juste nommé Professeur à l’Université catholique de Louvain. La lettre que nous présentons (classée E18) documente cette première rencontre qui inaugure une longue série (il n’est pas inutile de noter que Madame Merleau-Ponty écrit le même jour à Madame de Waehlens pour la remercier de l’accueil qui a été reservé au couple à Louvain, (Lettre E17)).


24 rue de la Tour XVI

Lundi 25 mars 194

 

Cher Monsieur et ami,

Vous nous avez fait à Louvain un accueil si amical et vous nous avez donné une hospitalité si charmante que ma femme et moi en étions touchés et enchantés. Nous avons passé avec vous des moments que nous ne sommes pas près d’oublier. J’aimerais que nous ayons vous et moi l’occasion de reprendre la conversation philosophique commencée à Louvain. Ce sera pour notre prochaine rencontre, soit que vous veniez à Paris, soit que je retourne en Belgique, comme je le souhaite. Permettez-moi, pour le moment, de vous redire un grand merci pour le séjour que Madame de Waehlens et vous-même nous avez ménagé à Louvain, — et aussi pour les mots si riches de sens que vous avez adressés au public du Séminaire des Arts le soir de la conférence.

Voilà longtemps que je veux vous exprimer ces sentiments de gratitude. La fin de notre séjour en Belgique a été occupée par beaucoup d’aimables invitations, par les voyages à Verviers et à Gand ; aussitôt rentré ici, j’ai dû retourner auprès de mes étudiants de Lyon ; de sorte que j’ai, d’un jour à l’autre, différé cette lettre que j’avais envie d’écrire. Mais il me tardait de vous faire savoir comme je suis heureux d’avoir enfin fait votre connaissance ainsi que celle de Madame de Waelhens.

Au revoir, cher Monsieur et ami, veuillez, je vous prie, transmettre à Madame de Waelhens l’hommage de mon respect, et accepter vous-même l’expression de ma très cordiale sympathie.

Maurice Merleau-Ponty


 

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Des lettres de Merleau-Ponty à de Waelhens

Professeur de philosophie à l’Institut supérieur de philosophie de l’Université catholique de Louvain jusqu’en 1994, Ghislaine Florival a confié (il y a plusieurs années déjà) au Centre d’études phénoménologiques une collection de 38 lettres adressées par Maurice Merleau-Ponty à Alphonse de Waelhens entre 1946 et 1961.

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Autant le dire d’emblée : la valeur de cette correspondance à sens unique (puisque le Fonds M. Merleau-Ponty de la BNF ne recèle pas les lettres d’A. de Waelhens) est plus historique que systématique. Cette correspondance n’en témoigne pas moins d’une amitié sincère et d’une collaboration fructueuse. Elle laisse également entrevoir l’importance d’Alphonse de Waelhens, et pour la réception de la phénoménologie allemande dans l’espace francophone, et pour le développement de la phénoménologie per se et en particulier de la phénoménologie d’expression française. Dans les mois qui viennent, nous proposerons sur ce blog la transcription des lettres les plus pertinentes, accompagnée de quelques annotations.

Enveloppe

Van Breda, le sport et la réduction

La contribution de Van Breda aux études phénoménologiques est un fait indiscutable. Par le sauvetage et la mise en valeur du Nachlass husserlien et, dans une moindre mesure sans doute, par ses textes consacrés à Husserl notamment, il a marqué de son empreinte l’histoire de la phénoménologie. On oublie toutefois un peu vite que Van Breda ne s’est pas intéressé uniquement à Husserl et au destin de son oeuvre. Il se passionnait également pour la philosophie médiévale, la philosophie de la culture, la philosophie morale, la philosophie de la personne — et il les a maintes fois enseignées. Son « aventure husserlienne » commence en 1938 quand, sur le conseil de Joseph Dopp, il vint à Fribourg s’enquérir de la possibilité de consulter certains inédits laissés par Husserl qui venait de mourir. En 1942 pourtant, il a encore l’esprit assez libre pour publier, dans le premier fascicule d’une revue étudiante titrée Olympia, un petit texte intitulé : « L’éducation physique et l’éducation morale« .

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La question qu’il y pose est la suivante : « L’éducation physique et le sport, considérés en eux-mêmes et en leur forme systématisée, tels qu’on les pratique de nos jours, sont-ils, oui ou non, un facteur édifiant et utile à la formation morale de la personnalité entière ? » (p. 19). La réponse sera positive : parce qu’une « pratique des sports, menée et dirigée, exige en tout premier lieu l’empire de soi-même et la discipline personnelle. Rester fidèle, durant une partie de tennis, aux règles imposées ou suivre sans défaillance un cours progressif de gymnastique, sont des choses difficiles à réaliser pour l’homme ordinaire (…) De façon certaine quelque chose de l’attitude disciplinée, adoptée délibérement et régulièrement (…) s’infiltrera dans le caractère tout entier » (p. 20) ; parce que « l’éducation physique et le sport (…) se pratiquent d’après des règles sévères » (p. 20) ; enfin parce que « le sport et l’éducation physique, bien compris, nous parlent de sobriété et de sacrifice », d’une certaine ascèse (p. 20).

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Certes, l’éducation physique et le sport ne font pas ici l’objet d’une analyse phénoménologique en bonne et due forme, mais comment ne pas penser que le sportif partage en un certain sens les qualités du phénoménologue (ou vice versa). Peut-être n’est-il pas exagéré de dire que si la réduction phénoménologique était une pratique corporelle (ce que d’aucuns se sont risqués à avancer, avec force nuance toutefois, cf. N. Depraz), elle s’incarnerait dans l’activité sportive telle qu’en parle Van Breda. Si ce n’est pas ce que dit ici « notre sympathique <Père Herman> », celui qui définit ailleurs la réduction phénoménologique comme un « effort soutenu » (« Note sur réduction et authenticité d’après Husserl », in Phénoménologie et Existence, Paris, Armand Colin, 1953, p. 8) aurait peut-être donné quelque crédit à ce rapprochement périlleux !

Vom Geheimnis des Glockenturms (VF)

Le CEP possède un exemplaire du second numéro de la revue éphémère (neuf numéros) Port-des-Singes, fondée par le poète Pierre-Albert Jourdan en 1974, avec le concours de l’écrivain Roger Munier, disciple et ami de Heidegger.

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Ce second numéro contient une traduction française passée inaperçue d’un petit texte bien connu de Heidegger intitulé « Vom Geheimnis des Glockenturms », rédigé en 1954 (publié une première fois en 1969, puis repris en GA 13, pp. 113-116). Cette traduction autorisée a été réalisée par Henri-Xavier Mongis, ancien participant aux Séminaires de Zähringen avec Jean Beaufret, Jacques Taminiaux, François Fédier et François Vezin.

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Les historiens et biographes ont toujours eu tendance à verser ce texte au dossier de la Heimat (voir encore récemment G. Payen, Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme, Paris, Perrin, 2016). Mais Jean Greisch a montré dans Ontologie & temporalité (p. 5) qu’il était possible d’en faire également une lecture philosophique : « Dans ce récit d’enfance, le fils du Sacristain de l’Eglise de Sankt Martin de Messkirch se dépeint manifestement lui-même dans ce qui fut le <monde ambiant> (Umwelt) de son enfance ». On y lit « quelques-uns des motifs déterminants de la pensée heideggérienne : le motif de la <fugue> (…), la mort comme <écrin de l’être>, l’importance accordée à l’expérience temporelle (…) et le phénomène le plus originaire du langage, la grande Voix de l’être qui parle aux humains à travers son pouvoir de rassemblement (…) ».

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