Merleau-Ponty à De Waelhens (26 mai 1946)

Le 26 mai 1946, soit environ deux mois après leur rencontre à Louvain, Merleau-Ponty écrit à De Waelhens en réponse à un message de ce dernier. Cette lettre, classée E 21, est parmi les plus longues de la collection. Merleau-Ponty s’y exprime très librement et évoque différents sujets d’actualité philosophique.

C’est le cas de son compte rendu (Les Temps Modernes, 7, 1946, p. 1311-1319) d’une conférence prononcée par son collègue et ami Jean Hyppolite le 16 février 1946 à l’Institut d’études germaniques : « L’existentialisme chez Hegel ». Notre hypothèse est que la conclusion de ce texte est la partie qui a retenu l’attention et trouvé l’assentiment de De Waelhens. Merleau-Ponty y écrit : « ce qui manque dans Heidegger (…) c’est l’affirmation de l’individu : il ne parle pas de cette lutte des consciences et de cette opposition des libertés sans lesquelles la coexistence tombe à l’anonymat et à la banalité quotidienne (…) Je vis donc, non pour mourir, mais à jamais, et de la même façon, non pour moi seul, mais avec les autres » (p. 1318-1319).

Merleau-Ponty mentionne aussi le poète et critique belge René Micha (1913-1992), dont le nom reviendra plus tard dans la correspondance, à travers lequel il a pris connaissance d’un article composé par De Waelhens, « Phénoménologie du corps », en sa première version publiée dans La revue nouvelle (1946, 3, p. 351-360), où le penseur louvaniste dit une première fois toute son estime pour La structure du comportement et la Phénoménologie de la perception publiés par ce « jeune philosophe encore inconnu il y a peu ». L’on apprend également que De Waelhens travaille déjà à la monographie qu’il publiera en 1951 à Louvain : Une philosophie de l’ambiguïté. L’existentialisme de Merleau-Ponty, dont une première version servira de préface à la seconde édition de La structure du comportement (1949). 

Merleau-Ponty marque également son accord avec l’analyse de l’opuscule fameux de Sartre que De Waelhens a développée dans une étude critique parue quelques semaines auparavant dans la Revue philosophique de Louvain (44, 2, 1946, p. 291-300)  : « L’existentialisme de M. Sartre est-il un humanisme ? », texte qui se referme sur ces mots sans concession : « En résumé, et à parler franc, L’existentialisme est un humanisme est un livre qui n’apprendra rien à ceux qui connaissent la philosophie de M. Sartre et qui risque de donner à ceux qui désirent s’en instruire une impression de faiblesse et d’incohérence qui ne correspond aucunement, nous tenons à l’affirmer, au niveau de L’être et le néant. Le présent ouvrage apparaîtra un jour comme un malheureux accident dans la carrière de son auteur ».  

Est enfin évoquée une controverse avec Pierre Naville (1903-1993) qui précède celle qui entraînera en 1952 la brouille avec Sartre. Naville a publié dans la Revue internationale (mars & mai 1946) un texte, ou plutôt un pamphlet, intitulé « Marx ou Husserl ? ». Campé dans une posture du gardien du temple, il y attaque durement les phénoménologues liés au marxisme ou intéressés par lui : Sartre, Tran Duc Thao, mais aussi Merleau-Ponty. Il cite notamment cette réflexion de Merleau-Ponty dans « Pour la vérité » (Les Temps Modernes, janvier 1946) : « Le prolétariat comme classe est trop affaibli pour demeurer à présent un facteur autonome de l’histoire. Nous ne pouvons plus avoir une politique marxiste prolétarienne à la manière classique, parce qu’elle ne mord plus sur les faits ». Et Naville commente :  » (…) si la classe prolétarienne ne peut plus être un facteur autonome de l’histoire (expression qui d’ailleurs, prise à la lettre, n’appartient pas à la politique marxiste), les idéologies conservent leur autonomie. La conclusion de tout ceci n’est donc que la résurrection d’une variété de pensée petite-bourgeoise ». Ainsi qu’il l’écrit à De Waelhens, Merleau-Ponty répondra indirectement dans les numéros suivants de la même revue (juin-juillet 1946). 


Paris, Dimanche 26 mai <1946>

 

Cher Monsieur,

Je suis content que vous approuviez les indications que j’avais données dans mon compte rendu d’Hyppolite sur l’orientation des analyses existentielles. Et je vous remercie bien vivement de ce que vous me dites d’aimable à ce sujet. Vous savez, je ne suis guère ténébreux d’une manière générale. Il arrive seulement quand je travaille sur des matériaux (tels que: documents scientifiques ou textes d’auteurs) que j’hésite à prendre envers eux toute liberté et qu’au lieu d’écrire sans m’y reporter, je me laisse engluer par eux. Autant il m’est aisé, je crois, d’être suffisamment clair quand je n’ai devant moi qu’une feuille blanche et pas de notes, autant je m’embrouille dès que je veux utiliser et mettre en ordre des notes déjà prises. Votre conseil est bon. Je crois que désormais je ne citerai que de mémoire (quitte à vérifier ensuite). On veut faire du solide et l’on ne fait que moins ferme et moins intéressant. Je me suis souvent demandé en lisant votre livre sur Heidegger comment vous aviez pu garder votre parfaite lucidité au milieu  des textes innombrables que vous aviez rassemblés.

René Micha, à son passage à Paris, m’a communiqué de votre part l’excellent article où vous voulez bien parler de mon travail. Je vous remercie d’abord de ces pages si pénétrantes, et aussi d’avoir pensé à me les faire parvenir. Bien entendu, je serai très heureux de lire l’étude que vous me faites la faveur de préparer aussitôt que vous l’aurez achevée. Je vous suis très reconnaissant de tout ce que vous faites pour joindre vos méditations personnelles à mes essais.

Entièrement d’accord avec vous sur L’existentialisme est-il un humanisme ? J’ai dit mon sentiment à Sartre qui, jusqu’ici, se refuse à désavouer cet écrit (désaveu moral, bien entendu). Mais je pense que ses idées mûrissent. Il disait l’autre jour, avant de partir pour la Suisse, qu’il commençait à voir poindre une philosophie de l’histoire. Il vient d’être assez malade (mais non gravement, les oreillons) pendant plusieurs semaines.

Décidément non, je ne répondrai pas à Naville. J’ai préféré faire une petit article sur « Marxisme et philosophie », de caractère positif, et y rattacher quelques critiques générales du scientisme pseudo-marxiste qui est à mon avis quelque chose d’écoeurant. Au surplus, l’occasion de cet article est que la Revue internationale, qui a quelques fois prêté des collaborateurs (D<avid> Rousset par exemple), attendait que nous lui rendions la politesse.

Je vais voir après-demain le secrétariat de la Revue au sujet de votre abonnement — (j’ai été quelques temps à Lyon et n’ai pu encore m’en occuper) — quant aux premiers numéros, je crois malheureusement qu’ils sont pour de bon épuisés. Nous n’avions au début aucune allocation de papier et il y avait autour de la revue une certaine curiosité qui a vite rendu les premiers numéros introuvables.

Au revoir, cher Monsieur, je vous redis le souvenir charmé que nous avons gardé de notre passage chez vous, je vous prie de présenter mes hommages à Madame de Waelhens et je vous adresse mes pensées très amicales.

Maurice Merleau-Ponty


tempsmodernes

Nouvel appel à contributions : « La vie comme phénomène »

La revue Études Phénoménologiques — Phenomenological Studies lance un appel à contributions en français et en anglais pour son second numéro (2017) sur le thème suivant :
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Des sujets possibles de contributions sont, de façon non exhaustive :
  •  La notion d’Erlebnis (Dilthey, Husserl, et d’autres)
  •  Le concept de Lebenswelt 
  •  La phénoménologie de la vie (le premier Heidegger, Hans Jonas, Ortega y Gasset, et d’autres)
  •  Vie et herméneutique (Gadamer, Ricoeur, et d’autres)
  •  La vie de la conscience (la vie transcendantale, le statut du biologique dansl’expérience humaine, le cerveau et la vie…)
Date-limite : 1 février 2017
Plus d’information ici.
Phenomenology Studies Logo

Merleau-Ponty à De Waelhens (25 mars 1946)

Comme annoncé précédemment, nous commençons avec ce post la publication d’une sélection de lettres adressées par Merleau-Ponty à Alphonse de Waelhens.

Selon le récit du R. P. Van Breda (« Maurice Merleau-Ponty et les Archives-Husserl à Louvain », Revue de métaphysique et de morale, LXVII, 1962, p. 410-430), c’est en mars 1939 que Merleau-Ponty se rend pour la première fois à Louvain pour consulter les inédits de Husserl. Il y fait notamment la connaissance d’Eugen Fink. La guerre l’empêche d’y revenir jusqu’en 1946, qui est précisément l’année au cours de laquelle il rencontre Alphonse de Waelhens, alors tout juste nommé Professeur à l’Université catholique de Louvain. La lettre que nous présentons (classée E18) documente cette première rencontre qui inaugure une longue série (il n’est pas inutile de noter que Madame Merleau-Ponty écrit le même jour à Madame de Waehlens pour la remercier de l’accueil qui a été reservé au couple à Louvain, (Lettre E17)).


24 rue de la Tour XVI

Lundi 25 mars 194

 

Cher Monsieur et ami,

Vous nous avez fait à Louvain un accueil si amical et vous nous avez donné une hospitalité si charmante que ma femme et moi en étions touchés et enchantés. Nous avons passé avec vous des moments que nous ne sommes pas près d’oublier. J’aimerais que nous ayons vous et moi l’occasion de reprendre la conversation philosophique commencée à Louvain. Ce sera pour notre prochaine rencontre, soit que vous veniez à Paris, soit que je retourne en Belgique, comme je le souhaite. Permettez-moi, pour le moment, de vous redire un grand merci pour le séjour que Madame de Waehlens et vous-même nous avez ménagé à Louvain, — et aussi pour les mots si riches de sens que vous avez adressés au public du Séminaire des Arts le soir de la conférence.

Voilà longtemps que je veux vous exprimer ces sentiments de gratitude. La fin de notre séjour en Belgique a été occupée par beaucoup d’aimables invitations, par les voyages à Verviers et à Gand ; aussitôt rentré ici, j’ai dû retourner auprès de mes étudiants de Lyon ; de sorte que j’ai, d’un jour à l’autre, différé cette lettre que j’avais envie d’écrire. Mais il me tardait de vous faire savoir comme je suis heureux d’avoir enfin fait votre connaissance ainsi que celle de Madame de Waelhens.

Au revoir, cher Monsieur et ami, veuillez, je vous prie, transmettre à Madame de Waelhens l’hommage de mon respect, et accepter vous-même l’expression de ma très cordiale sympathie.

Maurice Merleau-Ponty


 

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