Merleau-Ponty à De Waelhens (11 juin 1948)

Cette lettre classée E24(3) clôt les échanges relatifs à la polémique avec Löwith dans Les Temps modernes au sujet de l’engagement politique de Heidegger qui a donc connu un écho bien plus important en France qu’en Belgique. Ces échanges montrent que De Waelhens a joué un rôle important dans ce qui apparaît rétrospectivement comme un effort de dissocier la philosophie existentielle, dont se revendiquent Sartre et Merleau-Ponty, du nazisme. Car, à côté de la dimension historique, tel était bien l’enjeu du « dossier » constitué deux ans durant (1946-1948) par Les Temps modernes. On peut bien sûr penser que De Waelhens était lui-même sensible à la « cause » de l’existentialisme, et que c’est de son plein gré qu’il prête main forte à Merleau-Ponty et Sartre. Mais on peut toutefois conjecturer qu’il n’était peut-être pas conscient de tous les tenants et aboutissants du rôle qui fut le sien dans un débat très français et même très parisien qui, non sans stratégie, laissait la parole à des allemands (Löwith, Weil) et des belges (De Waelhens) pour décider du sort d’un mouvement philosophique qui n’était alors nulle part plus en vogue et plus en position de dominer les débats que dans l’Hexagone.  

Cela étant dit, nous reprendrons en fin de compte l’analyse de Janicaud dans Heidegger en France (t. 1, p. 127), qui est encore plus pertinente en 2016 qu’en 2001: « En fait, si le débat sur l’engagement politique de Heidegger doit s’envenimer encore bien plus par la suite, il n’est pas sûr qu’il aille plus et se porte plus à l’essentiel que ne l’ont fait Weil, De Waelhens et Löwith dès 1946-1948. On aurait eu intérêt à reprendre la discussion au point où ils l’avaient élevée plutôt que de croire que la découverte de faits isolés suffisait à faire avancer véritablement l’intelligence philosophique de l’imbroglio heideggérien ». Aujourd’hui la question se pose de savoir si les Cahiers noirs peuvent ou non être rangés parmi ces « faits isolés » ? Changent-ils ou non la donne ? C’est ce que leur réception, si on lui laisse une chance d’exister, contribuera peut-être à montrer. 


20 rue Jacob

Vendredi 11 Juin

       Cher ami,

Pardon de vous avoir laissé sans réponse et sans nouvelles depuis Mardi. J’ai passé tout mon temps à Lyon, pendant que votre lettre m’attendait ici. Et, depuis mon retour, je suis englouti  sous un flot de copies à corriger d’urgence pour les examens de Licence et pour le jury de l’Ecole normale où je suis cette année, ainsi que par les travaux ordinaires d’une revue qui cherche à rattraper son retard. Enfin ne m’en veuillez pas, ce n’est vraiment pas de ma faute. Oui, j’ai reçu votre réponse à Löwith, elle sera publiée (avec son texte) dans le numéro de Juillet ou dans celui d’Août.

Si vous avez un moment à partir de 5 heures, voulez-vous venir au cocktail Gallimard qui a lieu chaque vendredi 17 rue de l’Université. On vous demandera une carte à l’entrée, mais veuillez dire que vous venez de ma part et au besoin faites moi demander par la jeune fille qui contrôle les entrées. Je préviendrai de votre venue.

Si vous êtes pris cet après-midi, voulez-vous que nous déjeunions ensemble dimanche  ? C’est le seul repas que je voie qui soit commode et pas trop hâtif. S’il ne vous convient pas nous pourrions nous voir dans la journée de demain (pour l’après-midi veuillez me fixer une heure à partir de 15 heures).

L’adresse que je vous donne (20 rue Jacob) est celle d’un petit appartement meublé où nous venons d’entrer. Vous pouvez toujours m’y joindre.

Encore pardon ; veuillez, je vous prie, transmettre à Madame de Waelhens mes respectueux hommages, et acceptez mes bien sincères amitiés.

Maurice Merleau-Ponty


AVT_Les-Temps-Modernes_7608